Knut Navrot
Retour critique sur l'art construit
Knut Navrot, 2001
Mon travail se présente aujourd’hui comme un retour critique sur la peinture construite qui permettrait à celle-ci de trouver un nouveau champ de validité en la soustrayant à une spéculation trop illusoire.
Car il n’y a pas d’essence artistique : l’art ne saurait nous parler d’un monde qui lui est propre et auquel nous n’aurions aucun accès sans lui. Il n’y a qu’un seul monde et l’art en fait partie. Ainsi l’art ne bénéficie pas d’une validation a priori mais doit toujours s’interroger sur ses raisons d’être.
Ce travail est à la recherche d’une pertinence logique, qui n’est pas spécifique à l’art, qui ne connaît que des propositions vraies ou fausses et non des vérités révélées ou des silences totalitaires. A ces silences qui font écho à ce vide admirable que personne ne désire sonder, j’oppose la mutité : des états de fait qui peuvent être interrogés.
Si l’on dénie au tableau toute signification mystérieuse autant qu’improbable, se pose alors le problème de sa pertinence. La mise en place des éléments constitutifs du tableau, qui n’ont d’autres référents qu’eux-mêmes, doit éviter la contingence et son corollaire, l’arbitraire qui impose de manière autoritaire un ordre provisoire.
Ces éléments choisis pour leur capacité à être isolés d’un continuum (la verticale ou l’horizontale, les couleurs primaires, ou le noir et blanc...) deviennent les paramètres d’un processus qui préférera l’aléatoire pour échapper à cet arbitraire. Car l’aléatoire, qui semble déléguer l’action, est le seul moyen, en l’absence de toute hiérarchie, capable d’ordonner cette équivalence.
Ainsi la cohérence du tableau ne sera plus construite à partir d’une interprétation consensuelle qui le valide mais par la lisibilité de ce processus : le résultat visuel en est le reflet logique, il est pertinent à ce titre. L’œil n’a qu’à suivre et s’interroger et non plus se complaire.
La réalité de Knut Navrot
Serge Lemoine
in Knut Navrot – Limites, Paris, Galerie Gimpel & Müller, 2008, p. 5.
J’ai connu la peinture de Knut Navrot dans les expositions où elle a été montrée, à la Galerie Victor Sfez à Paris, avec la collection Repères quand elle a été présentée au Musée des Ursulines à Mâcon, au Musée de Cambrai dans la donation de la collection d’Eva-Maria Fruhtrunk et dans celle d’André Le Bozec. J’ai été frappé par deux sortes d’œuvres, abstraites bien entendu, celles en couleurs constituées de surfaces bleue, rouge et jaune peintes sur de multiples petits panneaux carrés et accrochés avec régularité sur le mur, celles, à l’opposé, en noir et blanc avec leurs formes géométriques minimales peintes sur des formats rectangulaires verticaux. Il s’agit de deux façons différentes, mais qui font preuve de la même rigueur dans leur conception et dans leur exécution et des mêmes qualités plastiques qui les font s’imposer.
Dans les deux cas en effet, se manifestent la même exigence, la même conviction, le même parti sans concession, qui se traduisent par un jeu de formes et de couleurs le plus restreint possible, l’emploi d’un système qui apporte sa clarté au propos et le recours à la série qui permet de développer le processus. On trouve en même temps dans la peinture de Knut Navrot une véritable inscription dans la tendance la plus radicale de l’art construit, ce que
confirment bien les expositions de groupe auxquelles l’artiste a participé depuis ses débuts.
J’ai ensuite rencontré Knut Navrot dans son atelier à Paris et j’ai été amené à apprécier différemment sa démarche, originale, personnelle et ambitieuse. Knut Navrot dit en effet vouloir reprendre la peinture à ses origines et pratiquer un art sans référence. Il cherche pour y parvenir à dégager les éléments propres à la peinture et qui ne renverraient qu’à eux-mêmes.
Il les met en œuvre selon des principes clairs, dont il expérimente les différentes possibilités, le système l’intéressant au moins autant que son résultat. Mais de toute cette entreprise, Knut Navrot ne propose aucun commentaire. Domitille d’Orgeval la développe aujourd’hui de manière exemplaire dans l’étude qui suit, la première écrite sur l’œuvre de l’artiste en activité depuis plus de trente ans.
Pour singulière qu’elle se revendique, la démarche de Knut Navrot n’est pas isolée : elle se situe parfaitement dans la continuité du manifeste de l’art concret de 1930 et des idées de Theo van Doesburg, ainsi que des Statements d’Ad Reinhardt. Pour l’art de Knut Navrot, quel magnifique programme à poursuivre.
Knut Navrot : la peinture mise à l'épreuve
Domitille d'Orgeval
in Knut Navrot – Limites, Paris, Galerie Gimpel & Müller, 2008, pp. 13-16.
S’intéresser à la peinture de Knut Navrot exige de mettre d’emblée un terme au malentendu qui l’accompagne. Si elle revêt les attributs de l’abstraction géométrique, elle n’en a que la trompeuse apparence. Effectivement, depuis le début des années 1990, le dispositif pictural mis en place par l’artiste confère à la géométrie une autre finalité que celle ayant valeur d’usage. Elle ne saurait être en aucun cas l’incarnation d’une vérité morale, d’un ordre absolu, mais plutôt le moyen de poser les fondements d’une pratique picturale méthodique.
À l’origine de la production artistique de Knut Navrot, il y a dans le milieu des années 1970 la rencontre du peintre Günter Fruhtrunk qui lui révèle l’existence d’un univers dont il ignorait tout, celui de la peinture abstraite et construite. Il entrevoit alors la possibilité d’en faire le lieu d’une confrontation avec ses connaissances acquises en matière de philosophie analytique et de sémiologie. Grâce à l’immédiateté que la géométrie autorise, il en adopte le langage et entreprend d’atteindre un degré zéro de la peinture.
Dès ses débuts, l’abstraction de Knut Navrot relève de principes logiques et visuellement clairs : ses œuvres résultent de l’agencement orthogonal de surfaces rectangulaires aux couleurs restreintes, délimitées avec exactitude et minutie. L’attention de l’artiste se porte très vite sur ce qu’il nomme la limite, c’est-à-dire la ligne qui sépare les plans de couleur. Ainsi, dans le courant des années 1980, décidant de définir chaque surface colorée par une seule limite, Knut Navrot exécute des compositions montrant simplement une succession de bandes verticales de largeurs variables. Ces toiles affirment avec une certaine radicalité l’autonomie des éléments plastiques : chaque bande de couleur existe en tant que surface autonome et se situe sur le même plan que celles l’encadrant, non devant ou derrière comme dans la peinture illusionniste. Vers le début des années 1990, l’artiste continue son expérimentation sur la limite en observant ce qui lui advient lorsqu’elle est générée par des formes pleines et colorées. En 1998, pour attirer l’attention sur les composantes matérielles et intrinsèques de la peinture, mais surtout pour évacuer tout arbitraire compositionnel, Knut Navrot décide de mettre en place un dispositif pictural dans lequel il désigne la limite orthogonale comme paramètre zéro. De manière à la fois empirique et méthodique, il définit toutes les limites visuellement distinctes dans un carré de 3 cm de côté, ce qui en donne 49. La répartition aléatoire des trois couleurs primaires ou du noir et du blanc au sein des deux surfaces définies par la limite de chacun des carrés donnera naissance au tableau.
La grande maîtrise avec laquelle Knut Navrot exploite depuis cette date les lois du hasard démontre la richesse et la cohérence de son système. On pourra en apprécier la validité à travers l’étude de quelques exemples. Les premières œuvres que l’artiste réalise, intitulées Bleu (Limites), consistent à séparer dans un carré de 3 cm le bleu de l’une des deux autres couleurs primaires par une limite orthogonale, verticale ou horizontale. L’agencement des 196 limites obtenues est aléatoire et considéré comme une occurrence possible parmi la totalité des agencements existants. Autres exemples : pour la série intitulée Limites, l’artiste décide de placer une limite orthogonale entre le bleu et le rouge, le bleu et le jaune ou le rouge et le jaune. À partir des 49 limites distinguées et suivant leur disposition verticale ou horizontale, 588 agencements sont déterminés possibles. Pour la série Limite occ. 1- 479001600, l’artiste ne définit qu’une limite orthogonale centrale, ce qui engendre un agencement aléatoire de 12 limites. Celui-ci est à considérer comme une occurrence possible sur un ensemble de 479 001 600. Chacun des agencements vise à épuiser l’ensemble des agencements possibles et comme le précise Knut Navrot, « leur multiplication permet une lecture plus aisée du projet initial ». Toutefois, l’espace dont il dispose en général, aussi bien celui de l’atelier que celui de l’exposition, le contraint à n’en présenter qu’un nombre restreint.
Programmées, les œuvres de Knut Navrot résultent de données préalablement établies dont les différentes composantes ont été obtenues en dehors de toute référence sensible ou esthétique. Ce refus d’arbitraire participe d’une entreprise de démystification à laquelle l’artiste a soumis les différents paramètres du tableau : l’usage qu’il fait des couleurs est restreint, leur disposition répond aux lois du hasard, la facture est absente, la question du choix du format est évacuée puisqu’elle résulte du dispositif mis en place. Knut Navrot n’est cependant pas dupe de la part d’arbitraire qui demeure dans ses réalisations, que l’on songe au choix initial du dispositif tout comme la définition des conditions d’exécution. Par pure honnêteté intellectuelle, il estime donc devoir remettre régulièrement en question ses non-choix qui demeurent au final des choix. Dernièrement, il a décidé de travailler non plus uniquement sur les trois couleurs primaires et le noir et blanc, mais sur un ensemble de 42 couleurs données par un nuancier. De même, il a envisagé l’utilisation de ces couleurs par groupe de deux et non de trois, estimant que cette dernière option avait un sens uniquement pour les couleurs primaires. Par ailleurs, il se devait de ne pas exclure la possibilité de travailler sur une limite rectiligne autre qu’orthogonale, obtenue par exemple en jetant de manière hasardeuse une feuille dans un carré de 15 cm. Pour des raisons identiques, l’artiste aurait pu travailler sur des limites curvilignes. Mais il n’a pas approfondi cette option, car le champ d’exploration était trop vaste.
Knut Navrot s’est engagé dans un jeu dont il fixe les règles, les limites, sans préjuger du résultat final. On pourrait alors penser que ce dernier importe peu, le tableau n’étant rien d’autre que la trace de cette expérimentation. Effectivement, les compositions des œuvres et les accords chromatiques n’étant que la conséquence du système mis en place, ils interdisent, d’une certaine manière, tout commentaire. Néanmoins, le tableau en tant qu’œuvre achevée compte. Knut Navrot en est le premier spectateur et il éprouve même une certaine impatience à le découvrir. Cela peut être l’occasion de revenir sur quelques-uns des principes fondamentaux du dispositif, celui de constater qu’il n’est pas infaillible, ou tout du moins, d’en questionner la pertinence, les ambiguïtés ou les limites.
C’est aussi le moment où l’œuvre entre en confrontation avec le regard de l’autre. Les modèles formels élaborés par Knut Navrot invitent le spectateur à réfléchir sur les composantes strictes de la peinture et la logique interne à laquelle elle répond : « l’œil n’a qu’à suivre et s’interroger et non plus se complaire » écrit-il. Il s’agit d’observer la manière dont les paramètres mis en place agissent sur le format de l’œuvre, sur son agencement (en un seul ou plusieurs panneaux successifs), sur la structuration de sa surface, ou sur les motifs rythmiques qui la ponctuent. Pour autant, cet effort de compréhension n’exclut pas que l’œuvre soit appréciée à partir de critères plus formalistes ou de manière plus intuitive. L’art de Knut Navrot ne requiert pas forcément le décryptage du dispositif utilisé, il peut mobiliser nos facultés perceptives uniquement à partir de faits plastiques. Certains tableaux se démarquent par la prédominance des rythmes simples et le recours aux structures primaires. Ceux qui sont exécutés en noir et blanc frappent par leur austérité minimale et la force visuelle de leurs contrastes rythmiques. D’autres, à l’inverse, se signalent par les ambiguïtés perceptives qu’induisent les successions saccadées des petits carrés rouges, jaunes et bleus au sein des compositions orthogonales. Les œuvres constituées de l’assemblage de petits panneaux carrés autonomes semblent poser la question du rapport de l’œuvre à l’espace environnant : les intervalles négatifs qui les séparent établissent un rapport actif avec la surface murale qui devient partie intégrante de la composition. Il y a une impression d’ouverture et d’envahissement all-over de l’espace qui laisse penser qu’elles considèrent la question de l’infini (au sens d’Umberto Eco), au même titre, par exemple que les progressions d’un Donald Judd. Mais en réalité leur propos est tout autre puisqu’elles constituent un ensemble fini : « chaque agencement constitue un tout en tant qu’occurrence », rappelle justement l’artiste.
La pratique de la peinture chez Navrot est l’occasion d’un exercice rigoureusement défini et respecté. Il y a dans un premier temps le choix du dispositif, dont les règles sont énoncées de manière précise et objective, sobre et concise, sans analyse ni argumentation. Vient ensuite l’étape de l’exécution, lente et minutieuse, qui requiert de l’artiste patience et discipline. L’observation d’une règle sévère dans l’accomplissement de l’acte créateur trahit son admiration profonde pour ceux qui, comme Ludwig Wittgenstein et Robert Musil, ont consacré leur vie de façon exclusive et absolue à la réalisation d’une œuvre. Knut Navrot ne cache pas son intérêt pour la démarche protocolaire de Roman Opalka, chez qui l’établissement d’un système de création donne lieu à un rituel artistique quasi quotidien et ascétique. Il partage également avec lui une conception de la création comme un work in progress, dont le sens et l’unité prennent corps dans son déploiement à travers l’espace et le temps. En revanche, il y a chez Opalka un engagement physique et psychologique dans le processus de réalisation de l’œuvre totalement étranger à Knut Navrot. Cette dimension autobiographique, curieusement, se retrouve chez une artiste pour laquelle il manifeste aussi un profond intérêt, Sophie Calle qui se met en scène, avec souvent insolence et ingéniosité, en suivant des règles et des rituels autour d’une idée, d’une expérience.
La quête de bases objectives de Knut Navrot procède d’une démarche rigoureuse et scientifique qu’il convient d’inscrire dans l’héritage des concrets zurichois, notamment de Richard Paul Lohse qui a fondé un système de la peinture en empruntant aux mathématiciens leur méthode de travail, leur pratique scientifique. Mais l’artiste ne se sent pas vraiment d’affinité avec la famille de l’art programmé ou bien encore avec celle de l’art construit. Il n’a ni l’âme d’un géomètre, ni celle d’un scientifique. Son recours aux mathématiques trahirait avant tout son intérêt pour les exercices de style de l’OuLiPo qui, au carrefour du langage et des mathématiques, jouent effectivement des contraintes narratives et sémantiques selon une démarche très proche de la sienne. La référence à la littérature est d’ailleurs permanente chez Knut Navrot qui déclare au sujet de sa pratique picturale : « Je fais des lignes, c’est comme une écriture ». Écrire par la contrainte ou peindre par la contrainte correspond au désir de démythifier l’acte de création, mais aussi à celui de dire sans dire, comme dans le Nouveau roman.
Knut Navrot s’est engagé dans une démarche analytique qui renvoie le tableau à ses conditions de bases et à sa littéralité. Récusant le modèle de l’artiste démiurge et critiquant Hegel, sa peinture ne se veut pas l’expression d’un sujet ou d’un quelconque contenu mystique, métaphysique. Peut-être refuse-t-il tout verbiage par fidélité à l’aphorisme sur lequel Witgenstein achève son Tractatus logico-philosophicus : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». D’une certaine manière, il s’oblige à cette éthique du silence en recourant à un dispositif pictural qui le conduit à revenir systématiquement à zéro. Il faut voir dans cette déconstruction permanente du travail antérieur une volonté d’épuiser la peinture, de la mettre à l’épreuve, même si à chaque fois Knut Navrot obtient un résultat qui diffère : « l’éternel retour du même n’est pas le même », comme il aime à le dire. Il y a ainsi dans sa peinture un inachèvement de principe qui fait que l’irréalisé importe autant que le réalisé. En cela, elle n’a ni début ni fin : prise dans un mouvement perpétuel, elle est en devenir permanent, elle est infinie.